(Gasztold-Gostautas-Gasztowtt-Gochtovtt)
LEGENDE LITHUANIENNE DU XIV° SIECLE
Chante-moi, ô Vaïdeloté, chante-moi nos chansons lithuaniennes. Que tes doux souvenirs bercent mes nuits ! Chante toujours, chante nos divinités païennes, nos illustres Princes. Chante-nous les vertus de nos femmes, les charmes de nos filles, l’agilité de nos garçons, et la terre fertile de nos contrées. Chante, dans notre langue maternelle, notre hospitalité, la gloire des armes d’Algirdas et même la saveur de notre hydromel.
Alexander Chodzko - (Traduit du polonais par J.B.M de Vienne).
Le ciel promet le pardon à ceux qui se repentent, imitons son exemple. Les anges se réjouissent plus pour un pécheur qui revient au bien que pour un grand nombre de justes qui n’ont jamais quitté le sentier de la vertu. La bonté de Dieu est tout intelligente, car le seul effort par lequel nous nous arrêtons court dans la descente glissante qui conduit à la perdition, est en soi un acte qui exige qu’on déploie plus de force qu’une marche tranquille dans un chemin égal et uni.
Goldsmith.
I
Pour Gastold, l’amour était le dévouement total de son être aux sentiments, au bonheur, à la destinée d’un autre, cet amour l’avait affranchi du reste de la terre, et dans une profonde solitude, sa vie était plus active qu’elle ne l’eût été sur le trône des Césars. L’amour multiplie l’âme, l’étend, l’élève comme le génie ; l’amour, tel qu’il est chanté par les poètes, tel qu’il est rêvé par quelques esprits tendres et contemplatifs, l’amour enfin que si peu de cœurs ont senti ou compris, était celui de Gastold. « Femmes ne sont toutes reconnaissantes », a dit La Fontaine ; triste vérité, et qu’il est plus facile de sentir que d’expliquer. Peut-être les femmes ont-elles une vocation pour souffrir, peut-être aussi aiment-elles mieux conquérir qu’inspirer. L’amour, hélas ! ne se donne pas par un acte de volonté ; il est enthousiaste parce qu’il est involontaire… Gastold n’était point aimé, et moi, qui vais raconter ses souffrances, je ne le plains pas, car il avait lu dans le grand livre des intelligences, il avait divinisé la vie par le sacrifice ; il aimait, et ces sublimes douleurs m’ont toujours semblé préférables au repos qui n’apprend ni la vie ni la mort.
La chasse était l’exercice favori de Gastold ; la fatigue, le mouvement, les émotions du danger le dérobaient à lui-même, l’arrachaient pour quelques moments à sa vie, à cet amour qui était son âme et sa pensée. Par une belle matinée d’automne, après avoir chassé dans la forêt les animaux sauvages, il dit à son page : « Prends ces têtes de loup et de sanglier, et va les porter à Hélène ; raconte-lui mes combats ; dis-lui que ma vie a été mille fois menacée dans cette lutte ; ce loup, tout écumant de rage, allait fondre sur moi quand mon fer victorieux lui a donné la mort ; ce loup était le maître absolu de ces forêts : son cœur était courageux comme celui d’un noble de vieille race. Va, reprit-il, porte à Hélène mon hommage, dépose à ses pieds ce trophée qui n’est pas indigne d’elle, et dis-lui que je suis toujours prêt à la servir ».
Autour de Gastold palpitaient encore les chairs des bêtes sauvages, le sang ruisselait et lui, meurtri, déchiré et indifférent à ses blessure, rajustait son costume en désordre et se disposait à partir ; il monte sur son cheval ; ses chiens le suivent en poussant de longs aboiements : ils semblent regretter la victoire. « Qu’avez-vous ? leur dit le chasseur, pourquoi hurlez-vous tristement après une si belle victoire ? Allons, suivez-moi, et réjouissez-vous en passant sur le corps de votre ennemi ».
Gastold cheminait à travers la forêt ; c’était l’heure de midi, mais la nature était sombre et silencieuse : elle s’harmonisait avec ses pensées. Rien n’égale la mélancolique beauté des forêts de la Samogitie. Tout-à-coup il est tiré de sa rêverie en apercevant les débris des autels païens : il fait le signe de la croix, et Dieu vient disputer à Hélène l’objet des pulsations de son cœur ; il jette un regard dédaigneux sur ces restes d’un culte passé et continue son chemin ; mais plus il avance, plus la forêt devient épaisse ; il suit au hasard les sentiers qui se présentent ; enfin les rayons du soleil couchant percent les touffes d’arbres ; il marche encore longtemps, et il découvre le champ planté de pins et de chênes qui est prés de sa demeure ; il arrive, il mène son cheval à l’écurie et vient ensuite se reposer. Il quitte son armure, autour de lui étincèlent des dards et des piques, il se jette sur une peau de tigre : il voudrait au moins quelques moments d’un sommeil réparateur, mais il pense, il pense à Hélène. « Comment recevra-t-elle mon message ? » se dit-il ; et il fait une prière à Saint Hubert pour implorer une bonne réception. « Depuis deux ans, je dépose à ses pieds les trophées de ma chasse, elle les reçoit, mais sans témoigner ni plaisir ni reconnaissance. Si je souffre, elle sourit, et si je me résigne, elle semble dire : « Pourquoi ne souffrez-vous plus ?… » Oh ! non, elle ne m’aime pas, mon visage laid, balafré, la repousse. Je me surprends à blasphémer, j’accuse le ciel ; pourquoi m’a-t-il refusé ses dons, pourquoi suis-je dans ce monde, puisque je ne puis pas lui plaire ?…Elle est si belle, toute de perfection, et plus belle de charmes et d’attraits. Je m’humilie, je me décourage quand mes yeux se fixent sur elle ; cependant je suis brave et je l’aime, n’est-ce point assez pour un corps de femme ? Quelle nouvelle mon page va-t-il m’apporter ? » et chaque bruit le fait tressaillir, il s’agite, il se promène dans sa chambre ; son impatience, si inquiète d’abord, devient un délire. Enfin il entend le son du cor, il prête son oreille attentive ; c’est son page. « As-tu vu Hélène, où était-elle, était-elle gaie, triste, heureuse ? mais parle-moi, dis-moi tout : de quel air t’a-t-elle reçu ?—Seigneur, j’ai rempli vos ordres, je lui ai offert ces présents du plus intrépide des chasseurs, elle m’a remercié en souriant et m’a ensuite renvoyé sans me donner ni à boire ni à manger, mais elle m’a chargé de vous dire de venir demain chez elle.—Y avait-il quelqu’un avec elle, dis-moi, mon Dowrillo ?—Seigneur elle était sur son balcon, elle contemplait le ciel et Svitrigaila, fils de Raymond, était prés d’elle comme en extase ». Gastold fronça le sourcil : « Il n’y a qu’une voix sur le compte de Svitrigaila dans toute la Samogitie : les vieux et les jeunes, les femmes et même les hommes disent qu’il est le plus beau de ces contrées, mais on ajoute…je n’ose achever.—Qu’est-ce donc, mon page ? signe toi trois fois, et parle sans crainte.—Eh bien ! seigneur, on dit qu’il est plus païen que chrétien, et que, quand il se promène dans la forêt, il s’entretient avec les loups et les ours : vous savez que les divinités renversées par notre Dieu ont pris la forme de ces animaux sauvages ». Gastold mit la main sur son glaive en entendant ces paroles, puis il dit à son page : « Allons, enfant, ne nous occupons plus de ces choses, nous sommes prés de la forêt, et Satan ne dort ni jour ni nuit. Mais encore un mot : Hélène a-t-elle tourné ses regards du coté de ma demeure ?—Je n’ai pas eu le temps d’y faire attention, car, aussitôt arrivé, on m’a fait repartir : je crois que ma présence était importune.—Demain, avant le jour, tu mettras l’armure d’acier à mon cheval, et moi j’aurai mon armure d’écailles. Tu ne m’accompagneras pas ».
II
Le château de Citowiany est bâti sur une montagne, son site est enchanteur ; jamais la nature ne se montra plus grande, plus diverse, plus variée dans son aspect ; elle semble rivaliser avec la divinité coquette qui habite ces lieux. Le château domine des précipices sans fond, mais son abord est entouré d’arbres, de bosquets que l’art eût gâtés et qui ont tout le charme du hasard et de l’imprévu. Des cascades mugissantes descendent de la montagne et vont se perdre en ruisseaux limpides au milieu des arbres et de ces délicieux bosquets. Citowiany est le site privilégié de la Samogitie ; il appartient à Hélène, fille unique de parents qui ne sont plus. Hélène est belle et jolie, c’est-à-dire elle est mieux que belle, elle a ce charme des femmes lithuaniennes, ce charme qu’aucune parole ne peut rendre, et que la peinture ne peut reproduire, et elle joint à ces grâces toutes naïves, à cette coquetterie d’instinct, qui est si séduisante, parce qu’elle n’a rien d’étudié, le piquant des femmes du midi ; ses cheveux sont noirs d’ébène, ses yeux sont noirs aussi, et leurs longues paupières s’abaissent pour tempérer leur éclat ; on la contemplerait à genoux, si un fin sourire, un sourire plein de malice ne vous révélait son origine terrestre….Ah ! oui, Hélène est bien femme !…Venez avec moi la voir sur cette montagne ; ses traits, son attitude, chacun de ses mouvements exprime l’impatience ; elle regarde, elle écoute ; tout à coup elle aperçoit un guerrier à cheval ; dans ses mains il porte une pique, et son armure est tout éblouissante ! la jeune fille le reconnaît, c’est Gastold, Gastold qu’elle attend, que son ordre a appelé, et que pourtant elle redoute. Elle appelle ses gens qui viennent au-devant de Gastold ; celui-ci leur confie son cheval, et il se présente devant Hélène en relevant la visière de son casque ; mais sa contenance est humble comme celle d’un accusé qui paraît devant son juge.
« Approchez-vous, seigneur, lui dit Hélène, venez entendre, non des reproches, mais des plaintes : vous avez chassé un jour dans lequel notre sainte religion enseigne et commande le repos… ; l’esprit de Satan est en vous….Mais je n’ai pas la force de continuer, un autre vous dira que je suis victime de la malédiction qui pèse sur vous ». A ces mots un jeune homme se présente ; ses traits sont réguliers et beaux ; sa fraîcheur est celle d’une jeune fille ; ses cheveux d’un blond doré tombent sur son cou en boucles ondoyantes ; son regard est tendre, mélancolique et amoureux ; son costume, plein d’art et de goût, rehausse encore l’éclat de son teint ; de larges agrafes d’argent retiennent la peau d’ours qui flotte sur ses épaules, et la poignée de son épée est tout éblouissante d’or et de pierreries. « Svitrigaila, lui dit Hélène, parlez pour moi, car vous avez été témoin des événements de cette nuit ».
Gastold porta la main à sa visière pour la baisser : il semblait se préparer au combat ; mais tout-à-coup sa main retombe, et il écoute en silence son interlocuteur :
« Guerrier, dit Svitrigaila d’une voix douce mais moqueuse, votre page a apporté hier, à cette illustre dame, une tête de sanglier et une tête de loup ; elle fit suspendre dans son vestibule ce don de votre courage ; mais, à la nuit tombante, la tête de loup poussa un hurlement lugubre, et, de ses yeux morts, sortirent des étincelles rougeâtres ; la tête continua ses hurlements jusqu’au jour : alors on l’a jetée au fond d’un précipice…Guerrier, Satan a guidé ton bras, tous ces événements sont surnaturels.
Par Perkunas ! » s’écria Gastold ; mais il s’arrêta tout court, et se signa pour expier son blasphème… Cherchant à se remettre de son trouble, il allait parler, lorsque Hélène lui dit : « Jamais je ne vous épouserai, je dois vous fuir comme un réprouvé ; car vous êtes en commerce avec le mauvais esprit…Je vous aimais, Gastold, mais mon cœur est fermé pour vous ». En disant ces mots, elle lança un regard plein d’amour à Svitrigaila.
Gastold sentit son courage se ranimer, la force lui revint par l’excès de la douleur ; l’injustice d’Hélène lui rendit la puissance d’exhaler sa plainte : « Hélène, dit-il, je connais les détours des femmes ; leur instinct est trompeur, et leur éducation les instruit dans l’art de feindre. Vous ne m’aimez pas, Hélène, non, ce n’est pas moi que vous aimez ; cet amour, cette fleur suave de votre âme, c’est un autre qui l’a eu sans l’avoir mérité ; mon dévouement pour vous a effleuré votre amour-propre, et quand vous m’avez vu me prosterner à vos pieds avec idolâtrie, vous vous êtes dit, sans plaisir, mais avec orgueil : J’ai fait un esclave de plus ! Oui, je le sens, vous n’exaucerez jamais mes brûlants et ambitieux désirs ; mais ceux qui, comme moi, ont beaucoup perdu savent combien l’homme a besoin d’espérance. Je vous implore, dites moi qu’un jour ma tendresse vous touchera, ne rejetez pas mon dévouement que Dieu exige de ses créatures privilégiées !…Je m’abaisse jusqu’à la prière, parce que je vous aime…Hélène, ne soyez pas impie envers mon amour, comptez-le pour quelque chose en ce monde : ne suis-je pas votre amant, mieux encore, votre ami, votre soutien ? à chaque moment ne suis-je pas prêt à vous servir, à vous défendre ? Quand un chevalier teutonique a osé calomnier votre honneur de jeune et innocente fille, vous m’avez permis de vous venger : mon glaive a fait justice de l’infâme !…Et vos caprices de femmes, ces caprices, ces grâces que votre ingénieuse coquetterie rendait de rudes épreuves, ne m’y suis-je pas soumis ?. Un jour, vous le rappelez-vous, vous m’avez dit : Je veux qu’une des chambres de mon château soit tendue avec des peaux d’ours…Jamais souverain ne fut aussitôt obéi…Un autre jour, vous m’avez dit : Je veux que la voûte de ma chapelle soit hérissée de dents de sangliers ; et, au péril de ma vie, j’ai exécuté vos ordres…Ma docilité vous rendit insatiable ; après ces premières épreuves vous me dites, avec une petite mine boudeuse : Plus rien ne m’agrée, plus rien ne me distrait ; ne pourriez-vous pas m’amener quelques prisonniers tatars, je n’en ai pas vu ; cela pique ma curiosité… Je me jetai au-devant de ces phalanges maudites, et je vins vous offrir cinq prisonniers que je leur avais enlevés. Hélène si vous avez la moindre reconnaissance pour moi, si je vous inspire quelque pitié, j’ai trouvé la récompense de tous mes sacrifices ; mais si vous m’abandonnez, malheur à vous ! la jalousie rendra mon âme frénétique : la jalousie, pour moi, c’est la vengeance. Imposez-moi de nouveaux sacrifices, et je les accomplirai avec bonheur ; mais dites que votre amitié me consolera des tourments de l’amour ; dites qu’un jour vous serez à moi, et que Dieu recevra nos serments !…
« J’ai à peine dix-neuf ans, répondit Hélène, je ne pense point encore me marier ». En entendant cette réponse, la colère bouleversa les traits de Gastold, et Svitrigaila, présent à cette scène, se promenait de long en large en jetant des regards malicieux autour de lui ; puis il s’approcha du balcon, regarda le précipice, et fit un signe à Hélène ; sur quoi elle dit à Gastold : « Seigneur, je veux encore vous demander une preuve d’obéissance ; le passé ne me suffit pas, il me faut des témoignages incessants de votre dévouement. Je fais peu de cas de la tendresse qui se manifeste en paroles, l’esprit sait prendre le langage du cœur ; mais les faits sont d’une éloquence irrécusable : si vous m’aimez, soumettez-vous à mes ordres, ou plutôt exaucez mes prières ; à l’instant, montez à cheval, lancez-vous au galop du haut de ce précipice, et, sans vous arrêter, franchissez la planche fragile qui sert de pont à la rivière. Si ce danger ne vous effraie pas, vous êtes digne de moi, je vous donne ma main ; allez, Gastold, et que Dieu vous protége ».
Gastold regarda Hélène, sans essayer de lui rendre son émotion par une parole trop faible. Que pouvait-il dire en présence de la mort et de la félicité humaine !…Il partit, et monté sur son cheval, il gagna d’un pas lent le bord du précipice. Quand il fut arrivé là, il mesura de l’œil sa profondeur, puis, levant les mains au ciel, il pria avec ferveur ; ensuite il arrangea sa lance comme s’il se préparait au combat, et, piquant des deux, il revint sur ses pas, et fit deux tours sous le balcon d’Hélène. « Adieu, Hélène, » dit-il ; et au même moment il s’élance dans le précipice. Tous les gens du château étaient accourus pour voir ce spectacle. Gastold disparaît, puis tout d’un coup on l’aperçoit sur la pointe d’un rocher ; mais son cheval trébuche, et ils sont tous deux renversés ; alors on entend le bruit de son armure qui heurte la pierre. « Il est mort, il est mort, » crie la foule ébahie ; Gastold reparaît, et on le voit franchissant l’autre rive : il a vaincu la mort, il a surmonté tous les dangers. Plus heureux que fier de son triomphe, il revient au château ; il trouve Hélène assise auprès de Svitrigaila ; mais dédaignant la présence de son rival, il lui dit : « Hélène, vous êtes à moi, à moi pour toujours et sans partage » ; mais un sourire moqueur, cruel, coquet, un sourire que l’enfer eût envié, arrête l’élan de sa tendresse. « Gastold, dit Hélène, l’homme qui expose sa vie pour satisfaire un caprice de femme n’est pas digne de moi », puis, de la main, elle lui fait signe de sortir… Ces paroles, ce geste hautain, rappelèrent la fierté de Gastold ; tout son sang reflua du cœur à la tête ; la rage, l’indignation, la colère agitaient ses traits ; sans voix, sans expression, il ne put articuler un reproche, il ne put dire à cette femme cruelle : « Je hais, je me venge quand je méprise… » Un seul cri s’échappa de sa poitrine, et ce cri sembla briser son armure… Tout à coup il s’élance, il prend d’une main Svitrigaila, le terrasse, et de l’autre il tire un poignard à deux tranchants et coupe d’un trait la figure d’Hélène… « C’en est fait de ta beauté, se dit-il, garde ce souvenir de moi, garde-le dans les embrassements de ton amant ». Après avoir prononcé ces mots, il quitta le château de Citowiany.
III
Sur la frontière de la Lithuanie et de la Prusse, un tertre inconnu se cachait dans les ombres d’un bois épais ; à l’horizon une forêt immense formait une ligne noire : on eût dit une tenture de deuil ; et sur le devant de ce paysage, quelques habitations éparses s’apercevaient çà et là dans une vaste plaine.
Un guerrier, armé de pied en cap, sortit à cheval du bois ; quand il fut arrivé prés du tertre, son cheval s’arrêta. « Seigneur, lui cria son page qui le suivait depuis deux jours, vous courez par monts et par vaux, vous courez, et Dieu sait où nous irons ; vous oubliez que nous sommes à la frontière de la Lithuanie, et que nous allons toucher bientôt aux possessions allemandes et teutonnes. Par pitié, seigneur, rebroussez chemin ». Mais Gastold, car c’était lui, sans faire attention, continue à haute voix ses réflexions. Son âme surexcitée donnait à ses pensées l’apparence d’un songe. « Tiens, dit-il à son page, entends-tu la tête de loup qui hurle ? vois-tu ces gouttes de sang ?… Elle me maudit, sa robe nuptiale est un linceul… » Le guerrier verse quelques larmes, et la raison lui revient. « Allons, mon page, quittons ces lieux ; » et il pique son cheval : mais le cheval reste sourd à la voix du maître, et insensible à l’éperon. « Je le vois, dit Gastold, il ne veut pas quitter nos belles prairies, notre chère Lithuanie.—Seigneur, suivez l’instinct de votre coursier, dit le page, vous êtes menacé de quelques malheurs.—Enfant, tu veux rester dans ta patrie parce que là sont tes affections, mais moi je suis seul, je pars. Adieu pour jamais. »
Le page se tut, et n’osa plus combattre la résolution de son maître.
Gastold monta sur le tertre, regarda autour de lui, et dit : « Lithuanie, je te fais mes derniers adieux ; je vais fuir ce monde qui ne m’a laissé que la mort pour espérance…Mon stylet a déchiré sa peau délicate, je me suis vengé, je me suis vengé parce que la passion tue ou possède. Elle a cru qu’on se louait ainsi de l’amour ; folle créature, elle n’avait pas compris ce qu’il y a de sublime dans ce sentiment…Je l’aimais et je la hais, et ma haine la poursuit encore ; oui, Svitrigaila complétera ma vengeance : les hommes médiocres comme lui n’aiment que la femme dans les femmes, Hélène sans beauté sera pour lui un objet de dégoût…elle me regrettera…Adieu, ma patrie, adieu, je vais chercher la mort dans un pays étranger. « Ses yeux se mouillèrent de larmes en regardant les plaines de la Lithuanie. « J’ai une recommandation à te faire avant de partir, dit-il à son page. Tâche d’assister aux noces d’Hélène, et dis-lui… » mais il s’arrêta, la parole expira sur ses lèvres… « Adieu, Dowrillo, soit heureux, pense quelques fois à ton maître, et visite sa demeure comme on va prier sur le tombeau d’un ami ! ». Il traversa le tertre, il rasa la terre prussienne, et tout à coup il disparut derrière les collines.
IV
Quinze années s’étaient écoulées depuis cette époque, et on n’avait plus entendu parler de Gastold en Lithuanie.
Le temps ne respecte rien ; les hommes, les choses, tout s’efface, se perd, se détruit : grandeur humaine, production des hommes, tout vient échouer devant l’imposante nécessité des siècles. Il n’y a qu’une puissance égale à celle du temps, c’est la puissance des idées ; les idées sont pour l’homme l’immortalité terrestre.
Le château de Citowiany n’existait plus ; une chapelle avait remplacé cette merveilleuse architecture ; mais le précipice qui l’avoisinait, les arbres qui s’échappaient en touffes de ses profondes cavités, indiquaient encore l’abord de l’ancien château. La planche qui traversait la rivière était détruite : qui eût osé la franchir après Gastold !…
La prière, c’est le culte intime, c’est un soupir sans douleur, c’est un regret sans amertume : les hommes ne l’eussent point inventée, c’est Dieu qui l’a mise en notre âme, c’est Dieu qui a établi ce divin chaînon entre la terre et le ciel. Une femme, vêtue de deuil, était agenouillée dans la chapelle devant l’image de la sainte Vierge, ses mains étaient jointes. « Mon Dieu, disait-elle, pardonnez-moi…pardonnez-moi… » et des larmes inondaient ses yeux ; mais dans sa voix, dans son attitude reposait une miséricordieuse confiance.
Tout était simple dans ce sanctuaire de la foi : un autel en bois, une lampe en cuivre, suspendue au milieu de la voûte, étaient les seuls ornements de la chapelle.
« Je ne veux pas passer sans faire une prière à la Vierge, » dit un guerrier qui côtoyait la chapelle. Il descend de cheval, fixe la bride à un clou et se dispose à entrer. Tout dans ce lieu agissait sur lui comme un souvenir… Le guerrier, armé de pied en cap, ne paraissait point appartenir à la Lithuanie ; son armure était de forme italienne, la plume du casque était posée à la manière allemande, le stylet qu’il portait à sa ceinture était de fabrique germanique, et la chaîne d’or qu’il portait au cou était espagnole. Le guerrier paraissait avoir cet âge que les femmes ont qualifié de certain âge, c’est-à-dire il n’était plus jeune et il n’était pas encore vieux ; ses cheveux étaient roux et commençaient à grisonner ; cet ensemble peu séduisant n’était pas exempt pourtant d’une apparence de force et de verdeur.
Quand il aperçut cette femme agenouillée, il n’osa pas avancer ; son attitude fervente, ses larmes lui inspirèrent le respect, et lui causèrent une sorte d’attendrissement. Elle priait à haute voix. « Mon Dieu, disait-elle, mes péchés sont grands, mais votre miséricorde est infinie ! Par orgueil j’ai sacrifié celui qui m’aimait ; hélas ! je l’aimais aussi, et je lui faisais braver la mort pour éprouver son amour ; il était docile à tous mes caprices, j’ai voulu voir jusqu’où pouvait aller la puissance d’une femme : ses sacrifices me donnaient la conscience de ma beauté et de mes charmes. Sainte Vierge, j’ai été bien coupable, mais vous avez revêtu notre enveloppe terrestre pour nous plaindre et pour prier pour nous ; intercédez pour moi, offrez à Dieu mon âme repentante. Mon expiation a commencé en ce monde, car cet homme frivole qui avait séduit mon esprit me rendit cruelle pour celui qui m’aimait véritablement ; il est complice de tous mes crimes, c’est lui qui a voulu la mort de mon bien aimé pour se rendre maître de moi… J’eus la faiblesse de lui donner ma main, et les peines de l’enfer se sont appesanties sur moi… Il est mort, et que Dieu lui pardonne mes douleurs… Depuis ce moment, j’ai fait raser mon château, cette chapelle l’a remplacé… Mon Dieu, je veux passer ma vie dans la prière, pardonnez-moi, ayez pitié de moi. »
Le guerrier a tressailli en entendant ces paroles ; il croit reconnaître les accents de cette voix douce et plaintive, une émotion soudaine fait battre son cœur, il tombe à genoux en reconnaissance de ce souvenir et de la vision céleste que Dieu lui envoie. » Il prie, il se repent, il oublie les crimes d’Hélène, et lui seul se reconnaît coupable… Plus calme après la prière, il se lève pour sortir, et ses yeux étonnés rencontrent un regard d’amour et de douleur. Cette femme, qui l’avait tant ému par sa ferveur, est devant lui immobile ; sur son visage, d’un blanc transparent, il aperçoit une légère cicatrice. Le guerrier tombe à genoux. « C’est toi, mon Hélène, pardonne-moi, je suis encore ton esclave. – Gastold, viens sur mon cœur. » Ces mots furent les seuls que leur bouche put articuler… Les grandes émotions n’ont pas de paroles ; impie celui qui veut les exprimer !
Gastold et Hélène se marièrent peu de jour après cet événement. La fiancée n’était plus jeune, mais sa tendresse était plus douce et meilleure que ne l’eût été l’amour, et, sans crainte d’un parjure, elle jura devant Dieu d’aimer toujours. En revenant de la chapelle, Hélène dit à Gastold : « Que ne suis-je encore belle ! » et lui, d’un regard caressant, lui donna la confiance qui sait rendre belle et bonne.
(d’après Olympe Chodzko, vraisemblablement traduit du polonais)
(Document ancien, récupéré en mauvais état, auprès de Pierre (Bernos) de Gasztold, j’espère ne pas avoir trahi l’auteur en proposant les quelques mots venus remplacer ceux qui étaient illisibles)
Pierre Gochtovtt – Décembre 2001.